Où qu’elle soit maintenant, quelque part dans l’avenir, Hana est consciente de la trajectoire qu’a suivie le corps de Kip pour s’éloigner de sa vie. Son esprit la revit. Elle entrevoit le sentier qui la conduit parmi eux. Le moment où il s’est transformé en pierre silencieuse. Elle se rappelle chaque instant de ce jour du mois d’août. À quoi ressemblait le ciel, la façon dont l’orage assombrissait les objets sur la table en face d’elle.

Elle le voit dans le champ, les mains jointes au-dessus de sa tête. Elle comprend alors qu’il ne s’agit pas là d’un geste de douleur, mais qu’il lui faut maintenir les écouteurs contre son crâne. Il est là, dans le champ, à une centaine de mètres d’elle, lorsqu’elle entend un cri sortir de son corps. De ce corps qui n’a jamais élevé sa voix en leur compagnie. Il tombe à genoux, comme si on l’avait délié. Au bout d’un moment, il se relève doucement et se dirige en diagonale vers sa tente, y entre et en fait retomber les rabats. Le craquement sec du tonnerre. Elle voit ses bras foncés.

Kip ressort de la tente avec la carabine. Il entre dans la villa San Girolamo, passe en trombe à côté d’elle, à la vitesse d’une bille d’acier dans un de ces jeux d’arcades. Il traverse l’entrée, grimpe l’escalier quatre à quatre. Ses bottes heurtent les contremarches. Elle entend ses pieds dans le couloir, mais elle reste là, assise à la table de la cuisine, le livre devant elle et le crayon figés, comme assombris dans la lumière qui précède l’orage.

Il pénètre dans la chambre. Il se tient au pied du lit où repose le patient anglais.

Salut, sapeur.

La crosse du fusil est contre son torse, la bretelle tendue contre son bras en triangle.

Que se passait-il dehors ?

Kip paraît condamné. Détaché du monde. Son visage brun pleure. Il se retourne et tire dans la vieille fontaine. Le plâtre retombe en poussière sur le lit. Il pivote sur lui-même, le fusil est maintenant pointé vers l’Anglais. Il frissonne d’horreur, essaie par tous les moyens de se contrôler.

Posez le fusil, Kip.

Son dos heurte le mur, il cesse de trembler. La poussière de plâtre remplit l’air autour d’eux.

Je me suis assis au pied de ce lit et je vous ai écouté, mon oncle. Ces derniers mois. Quand j’étais gosse, je faisais la même chose. Je croyais pouvoir absorber tout ce que mes aînés m’enseignaient. Je croyais pouvoir garder cet enseignement, en le modifiant peu à peu, tout au moins pouvoir le transmettre à un autre après moi.

J’ai grandi avec des traditions de mon pays et, par la suite, plus souvent de votre pays. Votre île blanche et fragile qui, avec des coutumes, des manières, des livres, des préfets et la raison, a en quelque sorte converti le reste du monde. Il s’agissait de se comporter d’une manière précise. Je savais que si je tenais ma tasse de thé avec le mauvais doigt, je serais banni. Que si je ne nouais pas correctement ma cravate, c’en serait fini de moi. Était-ce seulement des bateaux qui vous donnaient pareille puissance ? Était-ce, comme le disait mon frère, parce que vous aviez l’histoire et les imprimeries ?

Vous, et ensuite les Américains, vous nous avez convertis. Avec vos préceptes missionnaires. Et les soldats indiens ont gâché leurs vies en jouant aux héros, pour devenir pukkab. Vos guerres ressemblaient au cricket. Comment avez-vous fait pour nous y prendre ? Tenez… Écoutez ce que vous autres avez fait...

Il jette la carabine sur le lit et se dirige vers l’Anglais. Le poste à galène pend à sa ceinture. Il le détache, met les écouteurs sur la tête noire du patient qui tressaille de douleur, car son cuir chevelu est sensible. Mais le sapeur les y laisse et vient rechercher la carabine. Il aperçoit Hana à la porte.

Une bombe. Puis une autre. Hiroshima. Nagasaki.

Il pointe la carabine vers l’alcôve. Le faucon, au-dessus de la vallée, semble intentionnellement flotter dans la ligne de mire en forme de V. S’il ferme les yeux, il voit les rues d’Asie en flammes. Le feu dévaste les villes comme une carte en folie, l’ouragan de chaleur dessèche les corps sur son passage, des ombres humaines se dissolvent dans l’air. Ce sursaut de sagesse occidentale.

Il observe le patient anglais coiffé des écouteurs, le regard tourné vers l’intérieur, en train d’écouter. La mire de la carabine suit le nez en lame de couteau jusqu’à la pomme d’Adam, au-dessus de la clavicule. Kip cesse de respirer. La carabine Enfield en joue. Ne pas hésiter.

Le regard de l’Anglais se pose à nouveau sur lui.

Sapeur.

Caravaggio entre dans la pièce et tend la main vers lui. Kip se retourne et pointe la crosse du fusil dans ses côtes. Un petit coup de patte d’animal. Et comme si cela faisait partie du même mouvement, il se retrouve dans la position en joue des pelotons d’exécution, qu’on lui a apprise dans les casernes des Indes et d’Angleterre. Le cou brûlé dans sa ligne de mire.

Kip, parlez-moi.

 

Son visage est un couteau. Larmes d’émotion et d’horreur refoulées en voyant son entourage sous un jour différent. La nuit pourrait tomber, le brouillard pourrait s’installer, les yeux brun foncé du jeune homme atteindraient l’ennemi qui vient de se révéler.

Mon frère me l’avait bien dit. Ne tourne jamais le dos à l’Europe. Ces gens qui font des affaires, des contrats, des cartes. Ne fais jamais confiance aux Européens, disait-il. Ne leur serre jamais la main. Mais nous, oh ! nous nous laissions aisément impressionner par les discours, les médailles, et par vos cérémonies. Qu’ai-je fait ces dernières années ? J’ai tranché, désamorcé des membres diaboliques. Et pour quoi ? Pour que ça arrive ?

Qu’est-ce qui se passe ? Nom de Dieu, dites-nous !

Je vous laisserai la radio pour que vous ingurgitiez votre leçon d’histoire. Ne bougez plus, Caravaggio. Tous ces discours de rois, de reines et de présidents au nom de la civilisation… Ces voix abstraites. Sentez ça. Écoutez la radio, sentez l’odeur de fête. Dans mon pays, quand un père offense la justice, on tue le père.

Vous ne savez pas qui est cet homme.

La ligne de mire de la carabine reste rivée sur le cou du brûlé. Le sapeur l’oriente ensuite vers les yeux de l’homme.

Allez-y, dit Almasy.

Le regard du sapeur et celui du patient se rencontrent dans cette pièce à demi éclairée, encombrée maintenant par le monde entier.

Il fait un signe de tête en direction du sapeur.

Allez-y, dit-il tranquillement.

 

Kip éjecte la cartouche et la rattrape dans sa chute. Il jette le fusil sur le lit, comme un serpent dont on a extrait le venin. Il voit Hana à la périphérie.

Le brûlé retire les écouteurs de sa tête, il les pose lentement devant lui. Sa main gauche atteint son appareil de correction auditive, le détache et le fait tomber par terre.

Allez-y, Kip. Je ne veux plus entendre.

Il ferme les yeux. Il se coule dans l’obscurité. Loin de la pièce.

 

Le sapeur s’appuie contre le mur, les mains jointes, la tête baissée. Caravaggio peut entendre l’air entrer et sortir par ses narines, vite, comme dans un piston.

Il n’est pas anglais.

Américain, français, je m’en moque. Quand vous vous mettez à bombarder les races brunes de ce monde, vous êtes anglais. Vous aviez le roi Léopold en Belgique, et maintenant vous avez Harry Trou-du-Cul Truman aux USA. Vous avez tout appris des Anglais.

Non. Pas lui. Erreur. S’il y en a un qui est de votre côté, c’est sans doute lui.

Il dirait que ça n’a aucune importance, dit Hana.

Caravaggio s’assied dans le fauteuil. Il est toujours, se dit-il, assis dans ce fauteuil. Dans la pièce, on entend les timides grincements du poste à galène, la radio continue à parler de sa voix sous-marine. Se retourner pour regarder le sapeur ou la blouse floue de Hana lui serait trop pénible. Il sait que le jeune soldat a raison. Ils n’auraient jamais lancé une pareille bombe sur une nation blanche.

Le sapeur sort de la pièce, laissant Caravaggio et Hana près du lit. Les abandonnant tous trois dans leur monde. Il n’est plus leur sentinelle. Si le patient meurt, Caravaggio et la jeune femme l’enterreront. Laissez les morts enterrer leurs morts. Il n’a jamais été sûr de ce que voulaient dire ces paroles bibliques.

Ils enterreront tout, sauf le livre. Le corps. Les draps. Ses vêtements. La carabine. Bientôt il se retrouvera seul avec Hana. Et la raison de tout cela, on l’entend à la radio. Un terrible événement émergeant des ondes courtes. Une nouvelle guerre. La mort d’une civilisation.

 

Nuit tranquille. Il entend les chouettes, leurs discrets chuintements. Le bruit mat de leurs ailes lorsqu’elles changent de direction. Les cyprès pointent au-dessus de sa tente, immobiles en cette nuit sans vent. Il se laisse retomber en arrière, le regard fixé sur la partie obscure de la tente. Il ferme les yeux et voit du feu, des gens sautant dans des rivières, dans des réservoirs pour éviter la flamme ou la chaleur qui, en quelques secondes, consume tout ce qu’ils ont dans les mains, leur peau, leurs cheveux, même l’eau dans laquelle ils plongent. La bombe étincelante, portée par un avion au-dessus de l’océan, laissant la lune à l’est, en direction de l’archipel vert. Lâchée.

Il n’a rien mangé, il n’a pas bu d’eau. Il n’arrive pas à avaler quoi que ce soit. Avant la tombée du jour, il a retiré de la tente tous les objets militaires, tout le matériel nécessaire au déminage. Il a retiré tous les insignes, tous les galons de son uniforme. Il a défait son turban, peigné ses cheveux, les a noués au-dessus de sa tête, puis il s’est laissé retomber en arrière. Il a vu la lumière sur la peau de sa tente se disperser lentement, tandis que ses yeux s’accrochaient au dernier éclat du jour, et qu’il entendait le vent retomber, les faucons rabattant sourdement leurs ailes. Et tous les bruits délicats de l’air.

Il a l’impression que tous les vents du monde ont été aspirés en Asie. Il abandonne toutes les petites bombes de sa carrière pour une bombe de la taille, semble-t-il, d’une ville. Si vaste qu’elle permet aux vivants d’assister à la mort d’une population entière. De cette arme, il ne connaît rien. Il ne sait si une attaque soudaine de fer et de feu s’est produite, ou si c’est l’air en ébullition qui s’est en quelque sorte nettoyé de tout ce qu’il contenait d’humain. Ce qu’il sait, c’est qu’il ne peut plus se laisser approcher. Qu’il ne peut plus rien manger, qu’il ne peut même plus boire l’eau de la flaque sur un banc de pierre de la terrasse. Il redoute de tirer une allumette de son sac et d’allumer la lampe, car il s’imagine que la lampe mettra le feu à tout. Sous la tente, avant que la lumière ne s’évapore, il a sorti la photo de sa famille et l’a contemplée. Il s’appelle Kirpal Singh et il ne sait pas ce qu’il fait là.

Il est là, sous les arbres, dans la chaleur du mois d’août, sans turban, ne portant qu’un kurta. Il n’a rien dans les mains, il marche le long des haies, pieds nus sur l’herbe, sur les dalles de la terrasse ou dans les cendres d’un ancien feu de joie. Le corps vivant dans son insomnie, debout, au bord d’une admirable vallée d’Europe.

 

Au petit matin, elle l’aperçoit à côté de la tente. La veille, elle avait guetté une lumière parmi les arbres. À la villa, ce soir-là, chacun avait mangé dans son coin. L’Anglais n’avait touché à rien. Elle voit le bras du sapeur balayer les airs et les côtés de la tente s’affaisser comme une voile. Il se retourne, se dirige vers la maison, monte les marches de la terrasse et disparaît.

Dans la chapelle, il passe le long des bancs brûlés, gagne l’abside où, sous une bâche retenue au sol par des branches, se trouve une motocyclette. Il commence à dégager la machine. Il s’accroupit à côté de la moto, renifle l’huile dans les pignons et la chaîne.

Lorsque Hana pénètre dans la chapelle qui n’a plus de toit, il est assis, le dos et la tête appuyés contre la roue. Kip.

Il ne dit rien. Son regard ne la voit pas.

Kip, c’est moi. Qu’avons-nous à voir là-dedans ?

Elle a en face d’elle un roc.

Elle s’agenouille et se penche vers lui, la tempe contre son torse. Elle reste ainsi un moment.

Un cœur qui bat.

Devant son impassibilité, elle recule sur ses genoux.

L’Anglais m’a lu un jour quelque chose. Dans un livre. L’amour est si petit qu’il peut se déchirer en passant par le chas d’une aiguille.

Il se penche de l’autre côté. Son visage s’arrête à quelques centimètres d’une flaque d’eau de pluie.

Un garçon et une fille.

Le patient anglais: L'homme flambé
titlepage.xhtml
patient_anglaisrelu par helselene_split_000.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_001.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_002.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_003.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_004.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_005.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_006.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_007.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_008.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_009.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_010.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_011.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_012.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_013.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_014.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_015.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_016.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_017.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_018.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_019.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_020.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_021.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_022.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_023.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_024.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_025.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_026.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_027.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_028.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_029.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_030.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_031.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_032.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_033.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_034.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_035.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_036.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_037.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_038.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_039.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_040.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_041.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_042.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_043.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_044.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_045.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_046.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_047.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_048.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_049.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_050.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_051.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_052.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_053.htm